Du rien.
Fred a été le premier à perdre son emploi, ensuite Josiane après l’incendie; j’étais le dernier à avoir été viré. Carl tenait bon dans un fast-food qui sentait le fast food : c'est-à-dire le cadavre de toute : animal et humain. Nous trouvions bien drôle, au début, voir des courtiers complètement paniqués à la télé devant un tableau de chiffres. Bien fait! Fuck les cons! Mais quand tout a triplé : le prix des aliments de base, le coût de la vie, le chômage, la misère, la violence, pis toute les mardes qui s’y rattachent, on a arrêté de rire, même si somme toute, on s’en tirait bien.
Le plus difficile, c’est de tuer le temps, et j’étais celui qui s’en tirait le mieux : il était toujours mort. Je me bourrais le crâne de Chomsky, Bukowski, Bakounine, Miller, Kundera, Burroughs, Cadiot, Tarkos, je relisais mes classiques, mes notes de cours, celles de Josiane, j’apprenais un peu la chimie, à brancher un détonateur, ce genre de trucs. J’en bouffais le plus possible, je veux dire des livres, pendant que j’avais du temps.
Et j’écrivais.
J’ai toujours su qu’écrire était un compte à rebours. Et ça m’a toujours angoissé, l’idée de ne pas avoir tout dit ce que j’aurais voulu.
Je n’ais jamais vraiment bien manié la rime; j’ai absolument aucune subtilité; ma structure s’émiette facilement; je termine difficilement un bouquin; mes référents n’ont pas de diplôme et ne sont pas grecs; ils sont plutôt alcooliques, malades mentaux, obsédés par le sexe, frénétiques ou comateux, ils prennent plein de drogues mélangés, et sont en plus d’une vulgarité et d’une violence franchement dégueulasse. Mais bon, mais bon, il n’y avait pas qu’eux.
J’avais la gluante ambition d’être écrivain. Je prenais même des cours d’écrivationneries; j’avais droit à la méthode expérimentale : j’écrivais jusqu’à épuisement, puis j’étais attaché à une chaise, dos au public, puis on me commentait, je n’avais aucun droit de réplique. Parfois, des gens pleuraient, et moi je devenais angoissé.
***
J’avais marché toute la journée pour ralentir le fuck torrent dans ma tête. Il m’était venu un crescendo d’angoisses puis bof voilà, les antidépresseurs coûtaient cher; alors je marchais. J’avais descendu tout St-Laurent, puis Ste-Catherine jusqu’à McGill, et j’étais revenu vers chez moi, vraiment mieux. Je me suis arrêté à la job à Carl au retour pour lui demander du café. Il n’y avait personne à l’exception d’un vieux-mort-pas-complètement sur une table, il tuait du temps lui aussi, il semblait s’y connaître.
-C’était le rush à soir?
-Pas un chat, répondit-il.
Silence.
-Je pense que je vais partir bientôt.
-Tu dis toujours ça.
-Oui, mais là c’est sérieux.
Silence.
-Et tu vas aller où?
-…
-Bon tu vois.
-Non, mais je connais des gens dans l’ouest, les cerises commencent dans un mois, sinon ya de la job à fort Mc Murray y parait, sinon je monterai au Yukon ou en Alaska, peu importe.
-Tu dis toujours ça dude.
-ok sinon je fais quoi? Attendre la loi anti-chômage, pis me faire enrôler?
Le vieux s’était retourné quand j’avais parlé de l’ouest et du nord. Finalement, il n’avait pas l’air si vieux, juste un peu saoul. Il a commencé par nous parler du passé, du bon vieux temps, puis d’un petit village dans le nord de la Colombie Britannique, pas très loin de la Alaska Highway.
Carl avait terminé son chiffre. On salua l’homme, Billy son prénom (haha). On retourna à l’appart pour s’ouvrir une bière et fumer des cigarettes. Il me racontait plein de trucs, j’entendais à moitié et je lui faisais répéter souvent, mais il était habitué. J’ai travaillé tellement longtemps dans les clubs que mon oreille gauche n’entendait plus qu’à 60% et la droite à 40%; au moins j’avais appris à lire sur les lèvres, de toute façon, on ne parle pas dans un club.
C’était la veille des bombes.